Le réfectoire. Un lieu que je n'ai jamais réellement apprécié, surtout aux heures de pointe. Trop encombré, trop agité, trop bruyant. Pourtant, force est de constater qu'aujourd'hui il va me falloir y affronter l'horaire le plus terrible. En effet, profitant d'une heure de creux dans notre matinée, mon frère & moi sommes allés au gymnase pratiquer notre escrime -ou plutôt la sienne, il a après tout deux ans à rattraper- ; mais le temps nous a échappé. & lorsque la sonnerie de midi nous a rappelé à l'ordre, il s'est désisté alors que je remettais mon épée à ma ceinture pour partir manger, arguant qu'il comptait s'entraîner avec ses pokémons.

C'est pourquoi je me trouve actuellement dans la même salle que tous ces étudiants survoltés, en tête à tête avec un plateau semblant trop garni pour une seule personne, & la préparation d'un sandwich improvisé pour mon frère à l'aide du surplus de nourriture ; c'est-à-dire un peu de jambon, de fromage, du pain & une tomate. Derrière moi s'est installée ma chère Flamme, à même le sol puisqu'elle n'apprécie pas grandement les sièges de cantine -ce qui peut se comprendre, au vu de la forme de ses pattes-, avec une gamelle de sa nourriture pokémon favorite.

Ainsi concentrée sur ma tomate à réduire en rondelles, je ne remarque pas vraiment cette fille aux cheveux verts qui s'approche de la table & nourrit ses pokémons une fois arrivée. Du moins, jusqu'à ce qu'elle glisse son plateau sur la table en s'asseyant face à moi tout en demandant la permission de le faire, avant de commencer à manger. Je lève alors les yeux vers elle, & hausse un sourcil, hésitant entre l'amusement & l'agacement devant cette inconnue qui vient la bouche en cœur & le sourire aux lèvres, avec son air avenant, s'installer à ma table ainsi qu'on le ferait avec un vieil ami, & le tout comme si cela était la chose la plus naturelle qui soit.

Enfin, après tout, pourquoi pas? Peut-être cela me permettra-t-il d'occulter un peu ce vacarme ambiant qui va finir par me donner franchement mal au crâne. J'entends ma Galifeu pouffer discrètement derrière moi, à la seconde partie de la phrase de l'inconnue. En effet, cela relève d'un grand sens de l'observation que de dire que personne d'autre ne se trouve attablé ici. J'en sourirai presque, mais cette mimique m'est toujours peu commune, aussi seule une petite étincelle dans mon regard peut témoigner de ce sentiment.

- De toute évidence.

& je retourne à ma tomate, achevant de la découper pour l'envoyer rejoindre les autres aliments dans le morceau de pain, que j'emballe ensuite consciencieusement dans une serviette en papier pour le mettre à l'écart, avant de me saisir de mes couverts pour m'attaquer à mon propre repas.

Le silence à cette table, contraste fortement avec l'agitation générale du reste de la salle. Les cris des jeunes qui ne semblent pas savoir s'exprimer autrement, des morceaux de pain qui volent dans un coin du réfectoire, une dispute entre deux garçons quelques tables plus loin. Fichue ambiance. Ça y est, je sens le mal de tête poindre doucement, vilement. Alors je tâche de les ignorer, encore, tous autant qu'ils sont, & je me concentre sur mon jambon.

La jeune fille face à moi ne semble pas engager plus avant la conversation, je sens son regard empli de questions me détailler ; mais je ne m'en préoccupe pas plus que cela. Mon regard croise le sien l'espace d'un instant, & elle semble soudain se cacher derrière ses cheveux verts, rougissante. J'en reste coite un instant. Confuse que j'ai remarqué qu'elle me fixait? Je ne sais. En tout cas, elle se met à se gigoter d'un air d'autant plus gêné, avant de sursauter en me donnant un léger coup de pied -en croisant ou décroisant les jambes, sans doute..-, & de vider son verre d'un trait. Elle se saisit alors de la carafe pour remplir le mien tout en me demandant si je souhaite de l'eau d'une voix incertaine. & une fois encore, elle s'exécute sans attendre de réponse.

La suite de ses bafouillages me laisse légèrement coite. Il est rare que les gens comprennent, & plus encore qu'ils comprennent si vite, mon véritable genre. Tant & si bien, que j'ai très tôt cessé de corriger les tournures masculines dans les phrases à mon sujet, d'ailleurs j'y suis désormais si habituée que je ne les entends plus vraiment ; ce sont les tournures féminines que je remarque le plus, celles qui me montrent les quelques personnes plus observatrices que les autres. & parmi les rares qui devinent, peu s'excusent de la confusion. Cette fille se démarque. & sa maladresse m'amuse un peu, je crois.

- Tu n'es pas la première, & ne seras pas la dernière non plus. Ce n'est rien, j'ai l'habitude.

Après le jambon, les pâtes. A quelques pas de notre table, une autre se vide de son groupe pour le moins turbulent, & l'ambiance terrible de la salle baisse d'un léger cran ; enfin. Mes parole prononcées, je ne porte pas plus d'attention au regard de la jeune fille qu'avant de lui répondre. De toute façon je me doute de ce que je verrai, & que je préfère ne pas voir ; la plupart des gens se prennent de pitié en s'apercevant que je ne suis pas ce pour quoi on me prend, or je ne veux pas de cette pitié. Car c'est mon choix, ma décision d'être ainsi, & que je vis très bien avec. J'ai ma fierté après tout. & si les stéréotypes me font passer pour un homme, alors soit, je m'en contrefiche, tant que l'on ne vient pas me plaindre en s'apercevant de ce que je suis réellement.

N'importe qui, j'aurai soutenu son regard, l'air & les traits plus durs encore qu'à mon habitude, le défiant de faire un commentaire. Mais bon, contrairement aux autres, celle-ci a fait l'effort de tenter de s'adresser à moi, d'être avenante tout de même, & je ne suis pas cruelle -du moins, pas avec ceux qui ne le méritent pas-. Alors, je lui laisse le bénéfice du doute. & je ne regarde pas si elle semble manifester autre chose que sa gêne, ne relevant le visage que lorsque la jeune fille se présente d'un ton anxieux avant de soupirer. & c'est d'un ton neutre que je lui réponds.

- Camille Oscar Jaegan. Tu vois inutile de t'inquiéter, même mon nom prête à confusion. Ca ne m'empêche pas d'en être fière ou de faire le choix de me vêtir chez les hommes.

& je retourne à mes pâtes, ignorant encore un peu son regard. Je suis trop gentille peut-être, mais je suis curieuse de voir si ça aussi elle comprend rapidement qu'aucune pitié n'est nécessaire ou s'il faut cette fois que je la remette à sa place. Après tout, elle a fait ce que les autres ne font pas ; passer outre ma solitude, les préjugés sur mes tenues anachroniques ou sur mon épée, pour venir tenter de converser. Comme le fit Noah il y a un bien longtemps, même si à cette période mon humeur générale me rendait plus antipathique encore. En ce souvenir j'ai choisi de lui laisser quelques minutes, le bénéfice du doute. Mais j'ose espérer que je ne verrai pas de pitié lorsque je relèverai les yeux, je ne suis pas sûre d'apprécier cela en retour de mes efforts.

Derrière moi, la Galifeu se lève pour poser sa gamelle vide près de mon plateau, avant de se saisir du sandwich que j'ai fait & emballé un peu plus tôt, pour le glisser dans ma sacoche. Calme, sans rien dire, elle se fait discrète, même si sa taille aurait tendance à la faire passer moins facilement inaperçue que le petit Evoli dans les bras de Chlorophyllia.