C'était une belle journée d'été. Il faisait beau, et les oiseaux volaient haut dans le ciel. Ce jour là, Enif avait vraiment faim. Comme tous les jours. Comme tout le temps, en fait. Le Spiraea attendait avec impatience la pause déjeuner, son estomac gargouillant de plus en plus fort à mesure que les heures défilaient. Ses camarades se demandaient à chaque fois comment un tel ventre a pu entrer chez les défenseurs de la justice, mais c'est une autre histoire. Son teddiursa sur l'épaule, le jeune homme se dirigea dès la sonnerie vers le réfectoire, d'un pas pressé, mais sans courir pour autant. Il avait tendance à respecter scrupuleusement les règles. Encore heureux, sinon l'administration d'Alcea Rosea se serait salement trompée de maison pour le jeune masochiste.

Une fois dans la "chambre aux délices", comme il l'appelle affectueusement, Enif passa au self-service et se prit un bon gros repas de monstre. Avalant son déjeuner avec une voracité digne d'un banquet de mariage chez les goinfrex, Enif arriva rapidement au dessert, le fameux flan au citron qu'il vénère depuis sept ans qu'il est à l'A.R. Alors qu'il était sur le point de s'attaquer à son dessert chéri, quelque chose attira son regard, comme si on avait agrippé toute son attention.
Une flamboyante chevelure rousse. Elle ondulait dans l'air et tombait gracieusement aux épaules de la personne qui les portait, sautillant au rythme soutenu des pas de cette dernière. Ce n'est qu'une seconde après que le jeune homme remarqua la... générosité esthétique du corps de la jeune femme. Ouais, soyons francs, elle était VRAIMENT bien foutue. Et alors qu'il put l'observer de profil, il remarqua ses

"MAJESTUEUSES PASTÈQUES!"

... Quelle classe. Même votre serviteur, décrivant les idioties d'Enif depuis maintenant trois heures, est outré par son manque de classe. Bon, en même temps il avait raison, mais un peu de raffinement, merde! Bref. Alioth, le teddiursa de notre protagoniste, comme à son habitude, punit sévèrement la conduite de son dresseur par une attaque griffe en travers du dos. Le discret et très féminin gémissement de plaisir malsain poussé par le Spiraea ne manqua pas d'interpeller ceux qui n'y étaient pas habitué, mais les vieux de la vieille n'y réagissaient même plus.

A force de coups de griffe, le pokémon réussit à obliger son maître à aller voir la personne dont les protubérances mammaires étaient hors de ce monde pour s'excuser. La scène devait d'ailleurs être assez ridicule. En même temps, c'est rare de voir une personne d'un mètre quatre-vingt trois se prosterner sous la menace d'un mignon petit teddiursa. M'enfin.

"Veuillez s'il-vous-plaît excuser ma conduite impardonnable et l'affront que je vous ait porté, maîtresse."

Nouveau coup de griffe, accompagné de son gémissement joyeux. Le "maîtresse" n'aurait pas dû sortir de l'esprit d'Enif, qui insérait encore ses illusions de cuir et de moustache dans la réalité déformée qui parvient à ses yeux. Oui, c'était le pokémon qui dressait le dresseur. Dans un sens, c'en est presque amusant.

Elle ne pouvait pas se permettre de ne pas être habituée. Ena oubliait la plupart des réflexions mammaires qu'on lui lançait mais la chose était là, bien en place, immanquable. Elle en avait. Deux, même. Imposants. Et suffisamment pour recevoir quotidiennement la taquinerie des plus jeunes, les remarques salaces des plus grands, ou les insultes des jalouses, mais ça, bon, c'était généralement ce qui la touchait le moins.
Pourtant, là, ça dépassait des limites jamais atteintes, et le cri fut-elle qu'elle sursauta de tout son être, manquant de renverser l'intégralité de son plateau (donc de tas de gâteaux et d'autres machins sucrés) sur le carrelage. Elle sut tout de suite que le hurlement s'adressait à elle mais se retourner signerait une humiliation publique; alors Ena se contenta d'effectuer quelques mouvements mécaniques, l'air traumatisé, vers la table la plus proche ou elle pourrait se remettre de son émotion et surtout, pitié, surtout ne plus se faire remarquer.

Car ce jour-là Ena était entrée dans le réfectoire avec une tête à faire peur à un fantôme. Teint pâle, yeux vides, pas lent et rouillé.... La pause midi était pourtant le moment qu'elle préférait de la journée: elle n'avait pas à prendre des notes, à réfléchir, parler, répondre, se battre, se concentrer et la seule chose qu'on lui demandait c'était de s'éclater la panse avant la reprise des cours. Et dans ce sport-là, autant dire qu'elle excellait.
Mais non. Aujourd'hui, pas de joie, pas de sourire idiot. Elle venait de se faire exterminer à un entrainement. Son adversaire fut sans pitié et la pauvre amnésique était encore à feuilleter son manuel pour se rappeler des attaques dont était capable l'innocent Psykokwak que celui-ci était déjà en miettes dans un coin de la salle. En humiliation publique, elle avait donc suffisamment donner... Son pokémon la suivant d'un pas penaud, elle avait tout fait pour se fondre dans les murs du réfectoire. Mais quand on est Ena, il est difficile de ne pas se faire remarquer.


Maintenant, il s'avance. Le coupable sur le chemin du bucher.

Ena est encore debout, tentant de reprendre un air relativement normal face au spectacle assez particulier d'un adorable Teddiursa griffant son dresseur pour qu'il avance. Heureusement pour le personnel du self, la demoiselle a déjà eu le bon réflexe de poser son plateau sur la table à côté de laquelle elle se tient toujours, attendant que le garçon arrive à sa hauteur et elle le fixe. Elle l'observe avec des yeux de lapin. Va t-il la manger? Elle n'arrive même pas à avoir l'air outrée. Ses yeux sont juste un peu exorbités, alors ça lui donne un air de chouette. Mais de chouette muette, rousse, avec une grosse poitrine.

" Veuillez s'il-vous-plaît excuser ma conduite impardonnable et l'affront que je vous ait porté, maîtresse. "

Coup de griffe du pokémon. Psykokwak se laisse échouer sur une chaise, ne prêtant que peu d'intérêt à la scène, quelques curieux se sont retournés mais Alcea Rosea a déjà eu affaire à pire, et Ena cligne des yeux, sans sembler comprendre.

" Ah! Oh, ce n'est pas grave - enfin si mais, commence t-elle finalement, se réveillant de sa torpeur en agitant ses mains d'un air embarrassé. " T'en fais pas, quoi! "

Oui, je sais. Simone de Beauvoir se retourne dans sa tombe.

Ena tente un sourire. C'est toujours plus facile avec un sourire. Même quand on ne comprend rien.

" T'es pas le premier, mais, euhm. E... Évites juste de le crier la prochaine fois. Ok? "

Quelle serait la réponse de la jeune femme? De la fureur? Un sermon bien remonté, peut-être? Une humiliation publique, avec de la chance. Ou mieux! Un bon vieux châtiment corporel des familles! Oh oui! Ça commencerait avec un piétinement à l'ancienne, bottes de cuir et talons aiguille. La suite impliquerait un bâillon et des menottes, pour finir avec le sacro-saint fouet des braves. Pourquoi des braves? Parce qu'il faut du courage pour être aussi timbré. Quel homme normal laissait son esprit se perdre en perversités alors même qu'il était en train de faire des excuses publiques?!
Bref, l'esprit d'Enif était en ébullition à la simple idée de tout ce que cette situation pouvait signifier en termes de mauvais traitements. Dégueulasse. M'enfin! Le jeune homme se releva puis se dépoussiéra rapidement. Il sortit un mouchoir de sa poche et s'essuya consciencieusement les mains. Ouais, le mec est sérieux et propre, tavu. Il tendit suite sa main à la jeune femme, souriant légèrement.

"Enif Patrick Hengst, à ton service. Et lui, c'est Alioth, mon teddiursa."

Les yeux d'Enif observaient calmement ceux d'Ena. Ouais, même ses yeux sont calmes. Trop zen, le mec. Il avait toujours été fasciné par les iris des gens. Toutes ces irrégularités, ces traits, ces tâches, ces nuances légères et impossible à percevoir de loin mais évidentes de près. Il pourrait passer des heures à détailler les yeux de quelqu'un. Ou ses cheveux, d'ailleurs. M'enfin!
Pour être franc, Enif était vraiment amusé par la réaction d'Ena. Il voulait en savoir plus sur elle. Il voulait la tourmenter encore un peu. Rien de méchant, il aimait juste voir comment les gens réagissaient à des situations auxquelles il n'était pas habitué. Ouais, concrètement, il allait juste la mettre à l'épreuve de sa folie. On notera que par je ne sais quel miracle, son assiette et le flan au citron trônant dessus étaient sur la tête d'Alioth, entraîné durant des années à pouvoir le porter en toutes circonstances.

Après avoir correctement salué Ena, le jeune homme se baissa et prit le plat de la tête de son compagnon, lui gratouillant sympathiquement le menton. Alioth répondit d'un grognement aussi ridicule qu'un chaton tentant de faire un salto arrière sur une seule patte, mais Dieu que c'était mignon. Le Spiraea se redressa, posa son assiette et s'assit, invitant Ena à faire de même. tant qu'on y est, autant sympathiser. Et non, il n'y a aucunement corrélation entre l'aptitude nouvelle d'Enif à discuter au lieu de manger et la valeur du tour de poitrine d'Ena. Pas du tout!

"Je t'ai jamais vue dans le coin, t'es nouvelle?"

Non, ce n'est pas... Ok, j'arrête, la blague est nulle. Enif prit un petit morceau de flan au citron en sortant une cuillère de sa poche. Il avait toujours une cuillère sur lui. On sait jamais quand on va tomber sur un dessert succulent. Bref.

Le plus drôle, c'est qu'il ne voulait apparemment pas en rester là. Enfin, drôle. Tout est relatif. Je reprends donc. Le plus relativement drôle, c'est qu'il ne voulait apparemment pas en rester là. Tout garçon normalement constitué, après avoir qualifié en public les seins d'une inconnue de magnifiques pastèques se serait fait petit et aurait rebroussé chemin après avoir présenté ses plates excuses. Mais Enif n'avait pas l'air d'un garçon normalement constitué. Non, il semblait plutôt satisfait de la réaction d'Ena et décida même -après s'être convenablement essuyé les mains - de se présenter, comme ça, quoi, tranquille. Et de s'assoir avec la demoiselle. Oh, pas que ce soit Ena qui allait lui faire remarquer son manque de tact impressionnant mais tout de même, je tenais à le préciser.

" Ena Bird, enchantée. " répondit l'innocente rousse en lui rendant sa poignée de main, un sourire à l'appui. Enchantée? Après ce qu'il venait de faire? Simone de Beauvoir fait des saltos arrières dans sa tombe, à ce niveau-là. Ena Bird, ou comment détruire tous les combats féministes en un mot. " Oh, et... " Elle se tourna vers le pauvre pokémon étalé sur une chaise, à moitié endormis, les yeux dans le vague. " Mon Psykokwak. Il... Il a pas vraiment de nom mais... Voilà. "

Donner des noms à ses pokémons était devenu assez à la mode et Ena avait tenté tant bien que mal de la suivre, il y a quelques années de ça. Le seul problème c'est qu'une fois qu'elle avait prénommé la bête, le jour d'après, niet. Un tout autre nom lui sortait. Autant dire qu'en duel, c'était un peu moyen. Psykokwak était donc appelé Psykokwak et Tournegrin Tournegrin, et puis Basta, ce ne serait pas aux autres de lui faire la morale.
Mais voilà que le garçon non-normal reprenait son plateau - dont Ena remarqua enfin le placement initial, un peu surprise - et le posa juste en face du sien, avant de s'assoir d'autorité, l'invitant à suivre son geste, chose que bien malgré elle, elle fit.
Après tout, malgré ses hormones un peu douteuses, il ne devait pas être méchant, le bonhomme, et un peu de compagnie à midi n'était jamais de refus.
Elle s'assit donc face à son plateau gorgé de sales choses grasses et sucrées alors que trônait également devant elle le plateau d'Enif, lui aussi bien garnis. Ça la fit un peu rire, mais avant qu'elle en fasse la remarque à l'oral, il repris.

" Je t'ai jamais vue dans le coin, t'es nouvelle? "

Ena saisit soigneusement ses couverts, relevant les yeux vers lui, la tête un peu penchée sur la droite d'un air réfléchis.

" Je suis ici depuis deux ans, mais tu n'as peut-être pas du me voir avant... Il y a tellement de monde ici. " Elle lui lança un regard interrogateur. " Et toi, tu es à Alcea depuis longtemps?

Elle était là depuis deux ans? Deux années sans avoir jamais remarqué une telle chevelure! Mon Dieu, quel affront Enif avait-il fait au bon goût! Il faut toujours, en toutes circonstances et sans jamais rien rater remarquer les rousses! Il se cognerait la table contre les murs pour se punir d'une telle infamie!... S'il ne savait pas qu'il adorerait ça. Reprenant une bouchée de flan, il déglutit silencieusement et avec classe. Vint ensuite un sourire sympathique. S'il était là depuis longtemps? Le mec est juste un meuble de la maison Spiraea! M'enfin! Le penser ne servirait à rien, il fallait lui répondre, à la demoiselle!

"Je suis ici depuis sept ans. Donc oui, on peut dire que ça fait longtemps."

Pendant ce temps, Alioth se hissait à la force des griffes jusqu'à la tête d'Enif, sur laquelle il se posa, couché sur le ventre, le bras gauche pendant alors qu'il suçait joyeusement une griffe de sa patte droite. Levant les yeux dans un essai infructueux de voir son compagnon, Enif aurait bien donné à manger à Alioth, mais il n'avait rien sous la main.Bon, il pouvait lui passer du flan, mais c'était trop bon pour ça!
Alors qu'il allait encore prendre une bouchée de ce délice, le jeune homme soupira et souleva sa cuillère à hauteur de la bouche du teddiursa, qui engloutit le morceau de pâtisserie sans aucune gêne. Et dire que ce n'était que pure gourmandise que de manger un tel plat pour un pokémon... M'enfin! AU moins, l'ourson était content. C'est tout ce qui comptait.

Adressant tant bien que mal un sourire à son ami de longue date, le jeune Spiraea reprit sans plus attendre.

"Et donc, que comptes-tu faire après ton diplôme?"

Ça lui faisait toujours bizarre, de parler de diplôme pour des dresseurs. Le seul métier qui part définition s'apprenait sur le terrain, il fallait qu'ils en créent une école. Cela exaspérait un peu Enif, car si même l'aventure devenait scolaire, ce monde allait devenir bien ennuyeux. M'enfin! Ça permettra peut-être, à long terme, à certains de trouver une vocation. Mais on s'éloigne du sujet, là.

Après? Elle n'y avait pas vraiment réfléchis, encore, à après. Elle n'était pas une fondue de pokémons comme la grande majorité des étudiants, elle n'était pas là pour devenir une dresseuse hors pair, ni spécialement pour l'amour des bêtes ou encore pour le plaisir des recherches. Non, si Ena était ici c'est qu'elle n'avait pas eu vraiment le choix.
Bien sûr, elle aimait les pokémons et sa vie n'aurait pas de sens sans eux: ils étaient partout, les hommes vivaient avec eux, les élevaient, les protégeaient ou bien les envoyaient au combat pour le simple plaisir de vaincre le dresseur d'en face, et Ena considérait que le monde ne tournerait pas droit si les pokémons cessaient d'être. Ils étaient aussi essentiels que l'air. Ils étaient beaucoup plus maîtres de la nature et du fonctionnement du monde qu'eux, les humains. Mais avec la maladie d'Ena, étudiait dans une structure protégée et élitiste était ce qu'il avait de plus sûr pour elle. Son futur était assuré quelque soit son choix d'orientation et elle ne courrait pas les risques de l'apprentissage sur le terrain. Elle savait que même si elle oubliait ses pokémons quelque part, si elle oubliait même son propre nom un dresseur ou un professeur les récupérerait et s'en occuperait avec soin. Car les tensions avaient beau être omniprésentes dans l'établissement, les avis et considérations de ces bêtes-là divergents, tous avaient besoin des pokémons: jamais ils ne les maltraiteraient.

" Je ne sais pas.... Je n'y ai pas encore sérieusement réfléchis. Une fois, j'ai eu une petite idée mais je l'ai oubliée. " répondit-elle donc au garçon, encore un peu perdue dans ses pensées, ruminant son muffin aux fruits rouges.
Son Psykokwak attrapa un des gâteaux en marmonnant des paroles incompréhensibles et Ena se décala pour le laisser faire.

" Et toi? Si t'es là depuis aussi longtemps, c'est bien parce que tu as un but précis, non? " s'amusa t-elle en relevant les yeux vers lui et son adorable Teddiursa perché sur sa tête.

Elle a...oublié son idée? La seule réaction visible de cette réponse fut un sourcil, le sourcil droit du jeune Spiraea qui se souleva instantanément, comme s'il tentait d'aller titiller le teddiursa affalé sur la tête de son dresseur. Alioth, d'ailleurs, qui savourait son morceau de flan au citron depuis de longues secondes déjà. Comme quoi, il savait qu'il n'aura pas une seconde part du dessert d'Enif. M'enfin.
Le jeune homme était... surpris, surpris de la réponse d'Ena, de la simplicité avec laquelle est a annoncé cela, de cette naïveté apparente qu'il n'arrivait pas à déchiffrer. Faisait-elle exprès, ou est-ce que cette fille était simplement tombée dans l'endroit où il y a le moins de personnes lui ressemblant au monde? Cette fille était-elle enfin la personne arrivée ici sans pour autant avoir comme ambition de dominer le monde, venger sa mère, retrouver son père, devenir le meilleur dresseur, supprimer la souffrance dans ce monde ou encore défendre la veuve, l'orphelin et le chenipan depuis Cramois'ile jusqu'à Lavanville, de Bourg-en-vol à Roselia?
Ena devenait de plus en plus intéressante au fur et à mesure que la discussion avançait. Et c'était pour rencontrer des personnes toutes aussi intéressantes que cette dernière qu'Enif voulait parcourir le monde. Il adorait le confort de sa campagne natale, près de Mauville, mais il voulait découvrir le monde étant jeune, afin de pouvoir ensuite vivre une vie paisible, conscient des beautés et des immondices de la planète où il vivait... Mais là n'est pas la question.

Un petit rire tout à fait sincère secoua les épaules du Spiraea, qui tentait désespérément de s'expliquer alors que ces petits ricanements clairs se transformaient peu à peu en éclats de rire entrecoupés de "Attends.." ou de "C'est juste que-", à chaque fois coupés par l'hilarité -et l'essoufflement- du jeune homme. Ce n'est qu'après s'être calmé qu'Enif trouva enfin la respiration nécessaire à formuler des phrases complètes et compréhensives.

"Excuse-moi, c'est juste que t'es la première personne que je rencontre qui n'est pas ici pour un but idéaliste et alambiqué. le regard d'Enif perdit sa lueur pétillante de l'instant, mais en gagna une autre, plus profonde, plus sereine, aussi. Il reprit.
-Disons que si je suis ici, c'est d'abord pour faire des rencontres. Je n'ai jamais eu aucune ambition, et je compte bien finir ma vie dans un havre paisible et calme. Je me suis donc dit qu'il fallait que je profite de ma jeunesse, que je découvre ne serait-ce qu'une partie de ce monde. Mes parents ne voulant pas m'envoyer au casse-pipe, ils m'on fait passer par la case Alcea Rosea."

Enif affichait désormais un petit sourire calme, le regard se portant, à travers l'une des fenêtres du réfectoire, vers les cieux. Ça n'avait rien de personnel, il avait juste toujours eu du mal à fixer les gens dans les yeux. Et le ciel avait cette capacité d'accrocher son regard en toutes circonstances, aussi.
Mais n'oublions pas Alioth! L'ourson a... n'a pas bougé le moins du monde, malgré le fou rire d'Enif. Comme quoi, il était habitué à quelques secousses.

Elle ne comprit pas tout de suite. Elle vivait son syndrome comme une chose à part entière, un truc tellement normal qu'elle ne se rendait pas compte que ça pouvait perturber les gens autour d'elle. Oui, elle oubliait, le nom des gens, quelle clé lui permettait de rentrer chez elle, sa petite sœur à l'école, l'existence même de ses pokémons. Elle l'avouait avec simplicité et ne semblait pas si gênée que ça lorsqu'elle redemandait pour la énième fois qui était telle ou telle personne qui venait lui parler en bon copain. Y'en a qui ont des allergies, ou de l'asthme. Et bah Ena avait une mémoire creuse.
Elle vivait le moment présent, et ça en permanence. Faire des rencontres aurait été une ambition à sa taille si ces rencontres n'étaient qu'uniques. Les gens n'aimaient pas être oubliés. Ça les vexait. Mais c'était une idée intéressante; à voir Enif elle aurait imaginé une réponse du style "je veux être le meilleur parce que c'est cool", ou ce genre de délire narcissique que tout le monde ici semblait avoir - et le jeune homme, vu son éclat de rire soudain, devait penser la même chose qu'elle. Non, elle n'avait pas envie de péter plus haut qu'son cul, comme aurait dit son frangin, toujours tout en finesse. Et l'ambition d'Enif la toucha.
Autant elle avait cru un instant qu'il se moquait d'elle, d'elle et de sa cruchitude éternelle et de son absence totale de rêves incroyables à réaliser, mais non, au final ils se ressemblaient, tous les deux. Et c'était une bonne chose.

L'expression d'Ena se transforma. Encore sa cuillère dans la bouche, elle fixait Enif, son regard au loin et sa coupe désordonnée. Puis elle la ressortit, la lâcha sur son plateau, se redressa brusquement, une poussée de lyrisme l'envahissant.
" C'est trop cool! " cria t-elle en pointant l'index sur le garçon d'un air extrêmement sérieux et impressionné, comme si il venait de lui effectuer un enchainement de GRS sur un fil d'acrobate au-dessus d'une mare de requins. Leurs voisins de table devaient se lasser de sursauter toutes les cinq secondes. " T'as trop raison! C'est ça qu'il faut faire dans la vie! Ne... Ne pas se prendre la tête, chercher à tuer ou à protéger le monde entier, juste aller pépère dans son coin en rencontrant des gens et, et tout et tout! "
Elle ferma le poing en le ramenant vers elle d'un mouvement pleins d'émotions - elle ressemblait à une chanteuse de Kpop en train dans un moment dramatique, mais Ena était une femme sincère: ce n'était pas un effet de style. Elle y allait au feeling.

" J'te soutiens de tout mon cœur! "

C'est...cool? Wait, really? Excusez l'anglicisme, mais heck, QUI aurait répondu ça?! LE MEC N'A AUCUNE MOTHAFUCKIN' AMBITION!!!Hum, pardonnez-moi, j'ai paniqué. Hélas.

Cette immonde et mal placée référence ayant été faite, revenons au sujet. Enif montra un visage incrédule à la réaction d'Ena. Cette fille était vraiment de plus en plus intéressante! En effet, c'était la première fois que quelqu'un avait une réponse ne contenant aucun dédain, aucune pitié, ou aucun air supérieur, toutes ces choses qui avaient le don de rendre Enif plutôt violent. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'a presque pas d'amis, la mentalité des gens de cette académie l'énerve au plus haut point. C'est d'ailleurs paradoxal pour un maso, de ne pas aimer des personnes avec autant d'ego et un caractère dominant à ce point. Bref, le "C'est trop cool!" d'Ena surpris fortement Enif, qui poussa un petit rire gêné accompagné du soulèvement d'épaules et de sourcils cliché qui va bien. Non, j'innove pas.

Dans le fond, elle avait raison, mais la passion exagérée -et pourtant visiblement sincère- de cette jeune femme déstabilisait le Spiraea. Et dire qu'à la base c'est lui qui voulait la mettre dans une situation à laquelle elle n'était pas habituée. Quoique l'épisode fruitier et les plates excuses d'Enif quelques minutes plus tôt lui laisseront toujours un petit souvenir amusant. Ou pas, vu qu'elle oublie jusqu'à son ambition... M'enfin! Au moins, elle vit ses convictions. Qui vit "pépère dans son coin" mieux que quelqu'un qui oublie tout...
Dans un sens, avoir le soutien d'une rousse est toujours bien, mais Enif ne savait pas s'il devait être heureux pour lui ou inquiet pour elle. Nan sérieusement, le jour où elle devra trouver un travail et fonder une famille, ça sera drôle à voir. Mais pour l'heure, il fallait répondre à la donzelle.

"Eeeeeeh...Merci... Tiens, le sourire gêné s'accompagne d'une réaction d’héroïne de Shojo. Sympa.
-Tu dois bien être la première personne à me répondre ça!"

Enif ne sachant plus quoi dire. C'mignon. Même Alioth jubilait de voir quelqu'un embarrasser son dresseur, volontairement ou pas. Une personne sur laquelle le Spiraea gardera définitivement un oeil.

[Je pense qu'on peut finir, nan? A moins que tu n'aies une idée °w°]

Oui, Ena soutenait son manque d'ambition. Parce qu'Ena est ce genre de personne et on ne pourra jamais la changer.

Heureusement pour elle, Enif ne prenait pas ça trop étrangement - certes il semblait un peu surpris, embarrassé même, mais il n'avait pas tant l'air de prendre Ena pour la sombre idiote qu'elle était. Il ne cherchait pas à la juger de haut. Il la respectait. Quelque part. Un p'tit peu. Et ça lui faisait bien plaisir, à la demoiselle en question.

Tout sourire, elle prit une bouchée de muffin pleine d'entrain. Une seconde il lui parlait seins, l'autre elle le soutenait dans sa recherche de rencontres et de tranquillité. Tous fous ici. Mais elle était entourée par de trop nombreux dresseurs obsédés par leur quête de puissance pour ne pas chérir les moments où elle en découvrait un poussé par les désirs les plus simples et les plus naturels, surtout dans une école aussi élitiste qu'Alcea Rosea. Certes, ils avaient échangé pas plus d'une dizaine de phrases, mais Ena avait pour habitude de faire des grandes promesses d'amitié au bout de la vingtième prononcée. Une rapide, cette Ena. Mais aussi une pragmatique; la carte de Tendre et ce genre de labyrinthes de relations n'étaient que des foutaises.

Alors qu'elle s'essuyait le coin des lèvres de sa serviette, prête à lancer un nouveau sujet de discussion, un cri la retint. Un cri et une sorte d'agitation frénétique à dix centimètres d'elle.

" Psykokwak?... "
Il s'affolait, bougeant la tête de tous côtés. Elle attendit que ça se passe, patiente. Peut-être que ce n'était rien. Elle avait bien du s'habituer aux crises mentales de son ami et gardait un incroyable sang froid quand celui-ci pétait son câble, sans prévenir, en cours, en pleine nuit, ou comme ici en pleins repas. Elle attendait toujours que ça se calme, imperturbable, continuant à manger ou à pratiquer ses diverses activités.
Mais le canard n'avait pas l'air de vouloir retrouver son calme et s'accrochait à présent à la manche de sa dresseuse, semblant vouloir la tirer quelque part, continuant ses cris effarés.

" Quoi? Qu'est-ce qu'il y a?
- Psykokwaaaaaaaak!
- Hein?! "

... Je pourrais alors vous décrire en long en large et en travers le laborieux dialogue entre une amnésique à gros seins et un canard dérangé mais ayant pitiez de vous, chers lecteurs, nous allons directement passer à la conclusion de l'état de crise, sans passer par la case départ et gagner 20 000 francs.

" Oh mer... "
Ena se leva brusquement, son sang ne faisant qu'un tour. Elle jeta un regard à Enif, larguant plateau, couverts, mangeaille, récupérant son sac de cours d'un geste vif.
" Désolée! J'avais complétement oublié, j'ai un cours de rattrapage dans deux minutes à l'aut'bout du bâtiment! "
Elle glissa la sangle du sac sur son épaule, le pokémon courant déjà à la manière d'un manchot miniature sur ses p'tites papattes vers la sortie. Enfournant une miche de pain dans sa bouche, ellefit un petit signe de main à Enif, recula de quelques pas rapides.

" On se voit une prochaine fois, ok? "

Et elle disparue à tout allure dans les couloirs de l'établissement.