" Vous êtes nouvelle?
- Non, je suis ici depuis deux ans.
- Alors, pourquoi vous n'êtes pas venu plus tôt dans l'année à ce cours?
- Euh. Et bien. J'avais oublié.
- ... Pardon?! "

Elle était tombée dessus totalement par hasard. Elle cherchait la sœur jumelle d'une chaussette solitaire, comme tout le monde peut passer des heures à le faire et un gros tas de paperasse était subitement tombé de l'étagère. Bruit sourd, papiers éparpillés sur l'ensemble de la chambre. Heureusement pour elles, ses colocataires n'étaient pas présentes sur le lieu du crime.
Tapissant le parquet, des notes, des mémo, des cours, des papiers d'administration et des bulletins scolaires, mélangés, froissés, mis au pif dans une pochette prête à exploser -chose faite. Un bordel inimaginable de papiers conservés des années précédentes - la seule chose qu'Ena refusait de trier.

Et elle trônait là. Preuve inéluctable. Tâchée par du café, déchirée dans un coin: la liste des cours de cette année. Et sur la quatrième ligne, ce cours. Un optionnel qu'elle s'était décidée à suivre pour progresser mais qu'elle avait rayé de sa mémoire la minute suivante. Et elle n'y avait pas mis les pieds de toute l'année. Et l'administration l'avait oubliée alors qu'elle était la dernière personne à devoir être oubliée (où va le monde si on oublie l'amnsésique?)

Le prof était effaré mais son handicap médicalement justifié et l'erreur administrative ne lui laissait pas le choix: Ena Bird prendrait le cours en cours d'année, point barre.
Elle s'était donc sagement assise, et avec une boule de stress au ventre: avait commencé à prendre frénétiquement des notes, imaginant la tonne de polycopiés qu'elle devrait rattraper ce week-end.
L'enfer n'était pas loin.

Hey! On s'connait pas je sais mais... tu voudrais pas sortir avec moi? Je te trouve super mignonne.

Le mot était atterris sur sa table en boulette de papier, de quelque part derrière elle. En le lisant, elle rougit un peu, le froissa de plus belle et chercha discrètement du regard qui aurait bien pu lui envoyer un mot pareil. Elle paressait un peu affolée, peu sûr d'elle.

Puis, elle se retourna franchement. Un mec brun était assis derrière elle, le regard fixé sur le prof. Elle tapota sur sa table pour lui faire signe et une fois son attention retenue, lui chuchota.
" Hé... Je dois le faire passer à qui le mot? "

Ena Bird et l'estime de soi.

Ena fixa le mec. Puis le papier. Puis le mec. Ouvrit la bouche.

" Hehem! Mademoiselle Bird? "

Puis sursauta, cachant la boule de papier dans sa poche, se retourna subitement vers le regard noir du professeur. Rater les cours toute l'année, certes. Mais bavarder dès le premier, elle allait sérieusement commencer à se faire des ennemis dans le milieu éducatif.
Le dos droit, un peu crispée, elle reprit immédiatement son stylo en main en faisant mine d'être à l'écoute - mais faire semblant n'était pas son domaine d'excellence, et c'est comme si la mauvaise chose qu'elle venait de commettre clignotait en capitales sur son front.
" O-Ou-Ouioui! Excusez-moi, je...
- Vu votre situation, Ena, je vous conseillerais fortement de vous montrer un brin plus attentive. "
Le prof soupira, revint à son manuel en réajustant ses lunettes. Une partie de la classe la fixait, indifférente. Comme si ils voulaient juste trouver un prétexte pour changer un peu de position. Et Ena était le centre d'attention. Malédiction.
" Me-suis je bien fais comprendre?
- Oui monsieur! "
Une parfaite idiote prise en flagrant délie de glandouille, de quoi en faire jaser certains sur les Menthae! Avait-elle été vraiment mise dans le bon groupe? De temps en temps, elle en doutait?

Quelques minutes passèrent pendant lesquelles elle n'osa plus faire un seul geste à part celui de gratter du papier. Mais ça se voyait sur le bout de son nez que toute concentration était partie en poussière, elle lançait des regards furtifs, arrêtait d'écrire pendant quelques secondes comme si elle avait été avalée dans un espace temps, toussotait, s'agitait sur sa chaise. Ça la tracassait. Ça la dérangeait. Quelque chose bouillonnait en elle, peut-être une idée, peut-être un sentiment, peut-être rien du tout.
Enfin, elle déchira un petit bout de sa feuille, minuscule, tentant de faire le moins de bruit possible et griffonna dessus à toute vitesse.

Désolée, mais je ne sors pas avec le premier venu. Mais je sais, j'ai de beaux seins.
Cordialement.

Puis le jeta sur la table du mec de derrière avec un sourire d'excuse et une indication sur un côté du papier soigneusement plié.

Fais passer au concerné stp : )


... Car oui. Ena était jolie, avait une grosse poitrine, Ena était rousse et souriait tout le temps, Ena attendait le Prince Charmant mais Ena n'était pas une chose, et il fallait bien se le mettre dans le crâne: elle n'était pas une fille facile.

Ena en cet instant était pleine de haine, d'incompréhension et de frustration et Ena en cet instant cassait férocement des crayons, assise à sa place, droite comme un i, le visage tourné vers le professeur, le regard fermé. Écouter. Écrire. Retenir. Répondre. Mais toute possibilité de concentration s'était envolée dans un joli nuage rose, emportant au loin ses beaux espoirs d'avenir... Elle n'y arriverait pas. Elle était en retard dans ses notes, avait oublié le sujet du cours, ne pouvait s'empêcher de garder une oreille attentive vers le fond de la classe.
Elle jetait parfois quelques regards furtifs... Mais ici, personne ne lui plaisait vraiment, il n'y avait pas eu de déclic avec qui que ce soit. Le calme plat. Et elle avait aussi oublié la moitié des visages qui l'entouraient. Mais elle le savait, le prince charmant n'était pas dans cet pièce, déjà parce qu'un prince charmant ne lui enverrait pas de boulettes de papier dans le cours le plus important de sa vie, ensuite parce que personne ici ne lui semblait digne d'elle, et tout simplement parce qu'elle n'avait eu de coup de foudre pour personne. Or, elle savait qu'elle trouverait le prince charmant avant que le prince charmant ne la trouve, c'était écrit, prédit, c'était comme ça que ça devait se passer.
Or. Or, il y avait des doutes, et Ena Bird se disait parfois que ses lubies débiles n'étaient que des foutaises qui transformeraient sa vie en celle d'une vieille fille folle à chats. Elle vivrait dans une maison de campagne et dirait du mal des enfants des autres personnes de son âge, seule, triste, morose. Avec ses chats.

C'est vrai que ta poitrine est chouette, mais ça te dirai pas de prendre un verre avec moi? On pourrait commencer par parler.

Elle eut envie de rire. Un rire nerveux, peut-être, mais l'inconnu avait de l'humour, on ne lui avait jamais dit encore qu'elle avait une chouette poitrine. Ça changeait.
Elle rangea soigneusement le papier dans sa trousse et ce fut silence au bout du fil pendant plus de dix minutes.
On aurait pu croire qu'elle avait abandonné le jeu, elle suivait le cours, attentive, s'était subitement calmée sans réelle raison apparente. Puis, discrètement, elle passa le mot derrière elle, qu'elle avait du griffonner entre deux notes.

Si tu veux commencer par parler, parles moi à la fin du cours. Mais les autres doivent en avoir marre de faire les facteurs. C'est ma dernière réponse.

Elle se sentait bien, confiante. Rare chose, chez Ena Bird, d'une nature si affolée, si prévisible et émotive, qui pourtant en cet instant n'incarnait qu'une et une seule chose: le calme. La tranquillité. Elle pouvait en cet instant s'affirmer heureuse, même, peut-être, et le cours ferait de son mieux pour se dérouler comme avant, tant qu'il ne lui envoyait rien de plus, tant que le professeur ne la choisissait pas pour cible... Parce qu'elle plaisait à il. Elle plaisait à quelqu'un, à n'importe qui, mais à quelqu'un, moche, beau, idiot, malin, Ena Bird était inintéressante et on voulait parler avec elle. Était-ce de la simple attirance physique, était-ce une passion de longue date? Est-ce que ça évoluerait? Elle n'en savait foutrement rien mais si Ena était armée à une chose, c'était bien aux situations où elle devrait sourire à quelqu'un. Elle lui sourirait. Et puis elle verrait bien, tant pis pour ses rêves de Prince Charmant, son bagage de doute et sa mémoire d'haricot: quelqu'un appréciait Ena Bird, et peut-être même que ce n'était pas rien que pour sa poitrine qu'il venait de faire tout ça.

Elle sortirait de la salle, puis elle lui sourirait. Ce serait bien.





... Ça, elle ne s'y attendait pas.

Si la farce était un classique de longue date, l'innocente Ena Bird n'aurait jamais pensé en être un jour la victime. C'était plutôt puéril, à vrai dire, et il faudrait qu'elle se soit vraiment fait des ennemis pour qu'une telle chose lui arrive, comme ça, sans prévenir, en pleins cours. Mais se faire des ennemis n'était pas si simple que ça, et détester Ena était une chose ennuyante dont on apprenait vite à se lasser... Seule l'ignorance pouvait servir d'échappatoire aux tentacules d'amour du drôle d'oiseau - et encore, elle s'accrochait toujours.

" Ahaha! Tu verrais... tu verrais ta tête! C'est trop génial de te faire tourner bourrique ahaha! "


Elle le regarde. Elle attend que ça s'arrête. C'est une fille patiente. Elle a tout son temps. Elle devait même parler à quelqu'un mais en fait ça ne s'est pas fait alors, pas de soucis, elle peut attendre.

A la vue du garçon, son visage ne bougea pas. A l'entente des éclats de rire, il se figea. Sembla se décomposer. Mais ne le fit pas.

Elle attends. Elle sourit, à présent, un peu timidement, un peu comme tout le temps, comme pour dire bravo, tu m'as eu.
Puis une fois la tempête calmée, elle lui offre un immense sourire, à allumer cinquante-deux systèmes solaires en même temps.

" Ah la la, c'était donc toi! " Elle prononce ça sur un ton qui se veut enjoué, gentiment surpris... Tellement de façade que le papier peint craquelle qéjà. " Je n'aurais jamais cru... Tu voulais me parler? Ou, non, alors, c'était une blague. "
Elle hoche alors fermement la tête. " Oh oui, une blague. Une taquinerie. Une farce. Une entourloupe. "
Puis, satisfaite de tous ses synonymes, elle penche la tête un peu sur le côté - elle joue les naïves, mais elle n'est pas tellement. Elle sent à pleins nez la fatigue et la fille vexée, la déception et un brin de colère qui provoque dans ses genoux un tremblement nerveux.
" Mais, pourquoi? Tu as quelque chose à me dire? "